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Horizons et oraison d'un lecteur
6 novembre 2015

Sentir Dieu après Auschwitz

Je récuse complètement l'image simpliste incrustée dans notre langage théologique qui consiste à imaginer que Dieu est présent comme un "oeil" qui surveille et voit tout de notre monde et n'intervient pas quand des êtres subissent des tortures et des avanies qu'ils n'ont pas souhaité. Les témoignages de respacés de camps montrent que la plupart des êtres sont privés de grâce et dépérissent dans des conditions insupportables et inhumaines.

Il est aberrant de supposer que "quelque part" en leur for intérieur la lumière brille alors qu'ils ne sont même pas au courant (mais le chrétien ou supposé tel le sait mieux qu'eux et est à même de leur donner cette bonne nouvelle...). Nous serions donc mieux informés qu'eux sur leur condition et donc à même de les réconforter en adoptant la célèbre devise du docteur Palngloss "tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes". 

Une telle extrapolation suppute une intériorité secrète fantasmée et une forme de "langage privé" déconnecté du public et du réel (au sens de Wittgenstein), qui repose sur une fiction et une confusion entre l'union substantielle de l'âme et de Dieu (potentielle quand l'homme est sous l'effet du péché) et l'union actuelle (qui ne se produit que par l'action de la grâce sanctifiante).  

Ce qui est vrai pour le saint ou l'être béni en passe de le devenir, la transformation effective de l'enfer en Paradis et vision de béatitude est faux pour le commun des mortels qui agonise privé de lumière. 

"Dans la baraque où j'avais échoué, le chaos s'installait et s'amplifiait de jour en jour avec l'arrivée de nouvelles vagues de prisonnières. C'était les survivantes des camps évacués au fur et à mesure de l'avance soviétique à l'Est, alliée à l'Ouest. Elles étaient dirigées, dans les pires conditions, ver Ravensbrück, situé entre les deux fronts. Ainsi, il y avait vingt-trois nationalités dans ce camp et on y entendait toutes les langues, si bien qu'il était terriblement difficile de garder un rapport quelconque avec qui que ce soit.

Le dortoir de notre baraque était déjà comble. On entassait les lits à trois étages dans la pièce qui le précédait ordinairement affectée à la distribution des rations quotidiennes, lesquelles se réduisaient au point d'accélérer la mort par inanition.

C'est dans cette sorte d'annexe que je découvre soudain mère Marie, gisant à l'étage intermédiaire, très près de celui qui m'a été affecté, au-dessus. Les lits étaient superposés sur trois étages et devaient recevoir chacun jusqu'à trois prisonnières. Ils étaient alignés les uns contre les autres. Pour en sortir, il fallait d'abord ramper jusqu'à l'un des rares passages puis, si l'on occupait le troisième étage, comme c'était mon cas, se laisser glisser jusqu'en bas, enfin, progresser de biais tant le passage était étroit, en espérant qu'on ne serait pas obligé d'enjamber des mourantes incapables de rejoindre leur paillasse et gisant à terre.

Comment décrire mon effroi lorsque je trouve mère Marie dans ce pandémonium. Au premier regard, je comprends qu'elle est entrée en agonie.

Bien que mourante, mère Marie devait aller à l'appel chaque matin, pendant deux ou trois heures, debout. Toujours couchée entre les appels, elle ne parlait plus, ou presque plus, et s'absorbait dans une méditation sans fin. Son visage était impressionnant à regarder, non pas à cause des traits ravagés – car nous étions habitués à ce spectacle – mais de l'expression concentrée qu'il reflétait d'une terrible souffrance intime. Il portait déjà les stigmates de la mort. Cependant, mère Marie ne se plaignait pas. Elle gardait les yeux clos et semblait en oraison. C'était, je crois, son Jardin des Oliviers.

C'est sur cette vision de mère Marie que je m'arrête, chers amis. Avec vous, rejoignons-la, en ce Vendredi Saint de 1945 où, d'après les témoignages, elle a été emmenée pour mourir dans la chambre à gaz. Ce destin, elle l'avait bien plus tôt mystérieusement prévu et, pour conclure, je citerai pour vous le poème où elle exprime la prémonition de son martyre :

Mon bûcher brûlera... 
sur une terre étrangère,
Des branches mortes monte une mince fumée, 
Le chant funèbre devient plus fort. 
Mais la ténèbre n'est pas mort ni vide, 
En elle se dessine la Croix. 
Ma fin, ma fin consumée.

Oui, la ténèbre n'est pas mort ni vide. Mère Marie est vivante pour l'éternité". (http://www.pagesorthodoxes.net/saints/mere-marie/mmarie-temoignages.htm)

Pour celui qui meurt phénoménalement dans l'absurdité et le "néant" (au sens sartrien), il est inutile de lui seriner que "de toutes façons Dieu est avec lui" même s'il ne le sait pas. Je trouve que c'est le comble de la muflerie et de la prétention. Parce qu'est-ce qu'un être privé de Dieu peut faire d'une telle information ? En quoi est-il aidé ? 

Il va évidemment être encore plus contrit et attristé et ressentir profondément qu'on se moque de lui, qu'on se paye sa tête et qu'au fond on ne l'aime pas alors qu'on prétend parler au nom du "Tout-miséricordieux" et du "très charitable".

Le philosophe Hans Jonas a médité sur le "concept de Dieu après Auschwitz" . Il est parvenu à des conclusions que je partage alors qu'il se dit athée, même s'il ignore une certaine tradition hébraïque et chrétienne qui a bien avant lui pensé et sondé ce mystère.

Si "Celui qui est excellemment bon" n'intervient pas en cas d'injustices et de souffrances que subissent ses enfants (alors qu'il est représenté comme un père aimant), ce n'est pas parce qu'il ne veut pas (et "respecte" la "liberté" de ses créatures comme une maman qui laisserait ses rejetons se faire écraser sous prétexte de préserver leur libre-arbitre...), mais parce qu'il ne peut pas. 

En créant l'univers et en laissant apparaître en lui des créatures et une altérité, Dieu a renoncé à sa toute-puissance non pas dans un sens métaphorique mais réel. Il n'y a pas de convertissabilité entre les attributs d'omni-science, d'omni-potence. L'univers et les créatures possèdent une autonomie du fait même qu'ils sont là, ce qui complique la donne et rend le réel complexe et insaisissable.  

"En quel sens le concept de toute-puissance se contredit-il lui-même ? Une telle toute-puissance serait une puissance qui n'est pas limitée, qui n'a pas pour limite des choses existant en dehors d'elle-même. L'existence de l'altérité serait pour elle l'anéantissement de l'absoluïté de sa puissance : « La puissance absolue, dès lors, n'a dans sa solitude aucun objet sur lequel agir ». Mais une puissance sans objet est une puissance sans pouvoir donc s'anéantirait. En ce sens la toute-puissance est un concept auto-contradictoire, dénué de sens. Avoir du pouvoir, c'est avoir du pouvoir sur quelque chose, c'est donc nécessairement ne pas être absolu (tout comme la liberté ne s'éprouve que dans la nécessité et la contrainte).

 

imgres

Cela revient à définir le concept de puissance de manière relationnelle. C'est ce caractère relationnel qui rend impossible le concept de toute-puissance. Et si la chose sur laquelle s'exerce le pouvoir n'offre aucune résistance, ce pouvoir exercé revient aux yeux de Jonas à un non-pouvoir, à une absence de puissance. La puissance n'existe que comme puissance exercée sur une chose qui possède elle-même une puissance. Puissance signifie capacité de vaincre quelque chose. Et la simple coexistence d'une chose suffit pour qu'il y ait puissance, car Jonas défend la synonymie entre exister et résister, ce qu'on lui concédera sans difficulté. Par conséquent, pour qu'il y ait puissance, celle-ci doit être partagée (même si par exemple la puissance des créatures provient de la puissance divine) : Dieu n'est pas un être tout-puissant.

Mais se dresse également une objection théologique à l'idée de toute-puissance divine. Dieu ne peut être tout-puissant ET bon qu'à condition d'être insondable : s'il était tout-puissant, on ne pourrait maintenir sa bonté qu'en concevant Dieu comme un être au dessein incompréhensible, au dessein insondable, qui échapperait à notre compréhension, à notre entendement : « C'est seulement d'un Dieu complètement inintelligible qu'on peut dire qu'il est à la fois absolument bon et absolument tout-puissant, et que néanmoins il tolère le monde tel qu'il est ».

Autrement dit, Jonas met en avant l'impossibilité de lier ensemble simultanément trois concepts en Dieu : toute-puissancebonté suprême et compréhensibilité. Il s'agit donc de savoir quelles propriétés sont nécessairement liées au concept de Dieu. Autrement dit, de quelle propriété peut-on se passer pour poser le concept de Dieu ? Dieu est nécessairement bon. Cette propriété est inaliénable : Dieu est nécessairement un être bon, suprêmement bon. En ce qui concerne la connaissabilité de Dieu, elle est certes limitée, mais ne peut être abandonnée : le caractère totalement énigmatique de Dieu est inconciliable avec la Torah, qui insiste sur le fait qu'on peut connaître Dieu, une part de sa volonté et même de son essence (il y a eu révélation).

Le judaïsme ne peut admettre un Dieu inintelligible. Sur ce point, Jonas reste fidèle à sa tradition religieuse. Dieu est donc absolument bon et connaissable. Par conséquent il ne peut pas être tout-puissant. C'est la nécessité du point de vue judaïque de poser le concept de Dieu comme connaissable qui conduit à rejeter, sur le plan théologique tout du moins (car Jonas, en philosophe, a d'abord rejeté logiquement cette idée de toute-puissance) la toute-puissance divine. « Après Auschwitz, nous pouvons affirmer, plus résolument que jamais auparavant, qu'une divinité toute-puissante ou bien ne serait pas toute bonne, ou bien resterait entièrement incompréhensible (dans son gouvernement du monde, qui seul nous permet de la saisir). Mais si Dieu, d'une certaine manière et à un certain degré, doit être intelligible (et nous sommes obligés de nous y tenir), alors il faut que sa bonté soit compatible avec l'existence du mal, et il n'en va de la sorte que s'il n'est pas tout-puissant. C'est alors seulement que nous pouvons maintenir qu'il est compréhensible et bon, malgré le mal qu'il y a dans le monde ». (https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Concept_de_Dieu_apr%C3%A8s_Auschwitz)

 

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